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mardi 6 novembre 2012

Les marchés, c’est la santé



Le 28 juin dernier, la Cour Suprême américaine a tranché et donné son feu vert à l’administration Obama pour mettre en œuvre la réforme du système de santé, qui va donner une couverture médicale à environ 30 millions d’Américains. Cette décision est l’issue d’une virulente guerre de tranchée politique et d’une bataille judiciaire longue de 4 ans. Pourquoi cette loi, qui paraît bénéfique pour tout le monde, a-t-elle suscité autant de débats et une opposition aussi violente?

Mais comment sont-ils arrivés dans cette galère?

Le Affordable Care Act, proposition fondamentale du programme de Barack Obama lors des précédentes élections présidentielles de 2008, vise à reformer le système de santé, en étendant la couverture sociale à l’ensemble de la population, et à baisser le niveau total des dépenses de santé. La loi rend donc obligatoire d’une part la souscription à une assurance pour les patients (à l’exception de ceux déjà couverts par l’Etat) et d’autre part oblige les assureurs à accepter tous les patients, sans condition de santé ou d’âge. Des marchés centralisés seront mis en place au niveau des états pour faciliter les achats de couverture médicale.

Cette proposition a fait l’objet d’un fort rejet par tout un pan de la population, initié par le mouvement réactionnaire du Tea Party, et repris par le parti Républicain. La campagne de dénigrement a donc atteint son sommet et son issue lors de cette décision de justice de la plus haute juridiction américaine. Vu de la France, le débat peut sembler surprenant: pourquoi diable les Américains (dont une forte proportion des plus pauvres) refusent-ils d’avoir un système social de santé? Et pourquoi insistent-ils pour que le système passe par des assurances privées? Car qui ici penserait un seul instant à faire régir la Sécurité sociale par le truchement d’une Bourse! 

De façon ironique, la mesure que les Républicains contestent si vigoureusement aujourd’hui, ce sont eux qui l’ont imaginée et mise en œuvre les premiers: dans l’Utah et surtout dans le Massachussets, sous la houlette de Mitt Romney, l’actuel candidat Républicain à la présidence des Etats-Unis.

I married a communist

Les clefs de ce débat résident dans la pensée libérale américaine. Selon Le Petit Robert, le libéralisme est «la doctrine économique classique prônant la libre entreprise, la libre concurrence et le libre jeu des initiatives individuelles»1. Les Américains ont toujours eu des tendances très libérales, voire libertaires, réclamant la réduction du rôle de l’Etat à son strict minimum. Cette opinion a été confortée au cours du XXe siècle par certaines éclatantes victoires de la pensée libérale, contre le modèle soviétique d’économie centralisée d’une part, et contre certaines bévues de l’ingérence gouvernementale dans les affaires économiques d’autre part. Dans le premier cas, les travaux du nobélisé Friedrich Hayek2 montrent que toute l’information d’un système économique et financier est contenue dans les prix: cet argument fondamental lui permet d’affirmer que la somme des décisions des agents économiques, s’ils sont libres de les prendre sans entraves, sera plus optimale pour la société que celles de l’Etat dans une économie centralisée. Puis, en 1976, la critique de Lucas3 s’attaque à l’utilisation abusive de certains modèles macro-économiques, dont les prédictions servent de base à la manipulation de certaines variables économiques, dont, par exemple, l’offre et la demande de monnaie. Ce faisant, il remet en cause les politiques Keynésiennes des années 50 et 60, notamment aux Etats-Unis, qui ont conduit à des régimes d’inflation très soutenue dans de nombreux pays après-guerre, puis à la stagflation après le choc pétrolier de 1973. Toute une classe de gouvernants se saisit aussi de cette idée, qui leur permet de considérer leurs administrés comme des Homo Economicus parfaitement rationnels et calculateurs, en parfaite adéquation avec les préceptes du libéralisme économique.

L’Etat c’est moi

Plus récemment, on trouve les fondements de la révolution libérale commencée par Ronald Reagan dans les années 80, dans les travaux du maître à penser de l’Université de Chicago, Milton Friedman. Si son héritage intellectuel du côté économique, en particulier sur la politique monétaire, est aujourd’hui reconnu par tous, c’est surtout son héritage idéologique qui a eu le plus de portée dans les cercles politiques (dont par exemple le lieutenant de George W. Bush, Donald Rumsfeld), héritage dont le nom sonne comme tout un programme: laissez-faire capitalism! C’est en particulier dans son livre Free to Choose qu’il met en avant les bienfaits des marches dérégulés, de l’absence de couverture sociale, de la réduction de l’influence des syndicats, de la limitation des prérogatives de l’Etat à ses fonctions régaliennes. C’est ici aussi donc qu’on trouve les racines de ce refus de laisser la santé des Américains aux mains d’un Léviathan prédateur de liberté. De surcroît, le libéralisme est d’autant plus présent dans la société qu’il a non seulement servi les intérêts politiques et économiques de gens proches du pouvoir, mais qu’il a aussi toujours séduit une portion de l’élite intellectuelle américaine: l’ancien président de la Federal Reserve, Alan Greenspan, se décrit lui-même comme fortement influencé par Ayn Rand, une philosophe libertaire, et son principal ouvrage, Atlas Shrugged.

En effet le libéralisme américain montre une certaine forme de confiance en l’être humain : celui-ci, semble-t-il, se débrouillerait le mieux si on le laisse à lui-même. Cependant, vu de France, ceci peut sembler difficile à comprendre, d’autant plus qu’une partie des arguments avancés tiennent plus du fanatisme et du charlatanisme que de l’analyse éclairée. Il faut cependant y voir une forme différente de contrat social, non pas basé sur une solidarité nationale fragile mais sur des principes certes plus élémentaires, mais qui n’en sont que plus solides.

Une crise passe…

Cependant, dès avant la crise, le bagage idéologique des Chicago Boys fait l’objet de nombreuses attaques outre-Atlantique, parmi lesquelles on retiendra la critique acerbe de Naomi Klein dans son livre La Stratégie du Choc. Celle-ci s’inscrit dans un paysage plus vaste de critiques du capitalisme libéral et de son impact sur les populations, comme par exemple chez Joseph Stiglitz.

Puis la crise enfonce le clou, et l’impressionnant arsenal intellectuel dont nous avons parlé est mis à rude épreuve par l’expérience quotidienne de millions d’Américains, livrés à eux-mêmes, à dessein, par le système. Car être libre ne veut pas dire que le système est le meilleur, ou qu’il est optimal: on l’a vu tout particulièrement lors de cette crise, les groupes d’individus peuvent avoir des comportements collectifs catastrophiques à long terme. Le rôle de l’Etat devient alors primordial dans la vie économique (même si cela peut entraîner des inefficacités) comme le défend l’ancien chef économiste du FMI Raghuram Rajan dans son livre Fault Lines, l’une des œuvres les plus éclairantes sur la crise actuelle.

De leur côté, les liberals américains ne sont pas en reste dans ce débat, avec leur livre de chevet, Nudge, qui fait du paternalisme éclairé sa thèse centrale. Là encore, les individus ont leur liberté de choix, mais une autorité bienveillante (qui tient à la fois du technocrate et du philosophe roi) les pousse à prendre les bonnes décisions, en jouant sur leur psychologie. Par exemple, au lieu de légalement obliger les gens à économiser pour leur retraite, les auteurs suggèrent d’inscrire par défaut les gens à un fonds de retraite, les forçant donc à faire un choix positif pour ne pas y participer, en misant sur leur procrastination naturelle pour augmenter le taux d’adhésion. A première vue, cela peut sembler une bonne alternative. Mais ne vaut-il pas mieux donner la possibilité aux gens de faire leurs propres choix, et donc parfois des erreurs, plutôt que d’imposer une technocratie qui ne dit pas son nom? Et est-ce vraiment sain de manipuler les gens ?

Malgré certains défauts, ces développements récents indiquent qu’il est possible qu’on assiste à un changement du contrat social américain, avec probablement moins de possibilités d’ascension économique fulgurante sur la base de la Frontier, à cause de l’interventionnisme étatique, en échange d’une bien meilleure protection des salariés et des populations les plus défavorisées. Le maintien d’Obamacare est possiblement un premier pas dans ce sens, et la réélection ou non de Barack Obama en sera certainement le révélateur final, entérinant de fait la loi de façon définitive…



1 Par ailleurs, il ne faut pas confondre le libéralisme au sens français du terme (qui désigne plutôt la droite), et les liberals au sens américain (qui désigne plutôt les idées du parti Démocrate), même si nombres d’idées économiques mises en avant par ces derniers ressemblent plus à ce que proposait l’UMP version 2007, qu’au Front de Gauche.
2 L’Ecole Autrichienne dont il fait partie forme la base intellectuelle de la branche ultralibérale américaine, et compte encore énormément d’aficionados
3 Du nom de l’économiste Robert Lucas.

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