Les inégalités
dans le monde occidental sont au plus haut depuis la Belle Epoque: tandis que
les 1% des plus hauts revenus ont vu leur part du gâteau augmenter1,
les classes moyennes ou les couches les plus défavorisées ont, elles, vu leurs
revenus stagner voire décliner. Ainsi fatigués d’être les dindons de la farce, les
99% s’organisent et lancent Occupy Wall Street ou les Indignés. Mais une
question fondamentale reste en suspens: c’est grave un monde inégal?
La roue de la fortune
Faisons une expérience
de pensée: Supposons que nous vivions dans une société extrêmement inégalitaire
mais parfaitement fluide, dont les membres montent ou descendent de niveau
social très facilement. Dans ce cas, il est probable que personne ne remette en
cause les inégalités, car tout le monde aurait sa chance d’atteindre les
sommets. Il est probable aussi que les membres d’une telle société ne cherchent
pas non plus à remettre en cause les politiques redistributives,
car toute personne qui se trouverait au sommet de la pile aurait des chances importantes
de retomber en bas, et soutiendrait donc l’existence d’un filet de sécurité.
Cette fiction
n’est pas aussi alambiquée qu’elle n’y paraît: par exemple, une
statistique donnée par le Fisc américain montre que plus de 70% des gens qui
ont fait partie des 400 plus gros contribuables sur les années 1992-2009, ne
l’ont été qu’un an, ce qui semble indiquer qu’il y a une grande mobilité en
haut de la pyramide. D’autre part, la fluidité de la société que représentent
la capacité et la possibilité de ses membres à saisir les opportunités, quitte à se
casser la trombine, correspond pas mal aux migrations internes que connaissent
les Etats-Unis.
Ces deux exemples
trouvent en partie leur explication dans la (jadis) inébranlable foi des Américains
en l’ascenseur social, fermement ancré dans l’imaginaire populaire au travers
des histoires des rags to riches (des
haillons aux richesses) de Horatio Alger, et qui leur a longtemps permis de
supporter une société plus inégalitaire qu’en France.
La gloire mon père
On le voit donc,
on peut vivre dans une société inégale et n’y avoir rien à redire, à condition
d’avoir la conviction de pouvoir s’en sortir. Mais malheureusement
outre-Atlantique aussi, le self-made man ressemble
de plus en plus à un mythe. Les travaux de l’économiste Miles Corak, repris récemment
par l’hebdomadaire The Economist,
montrent que les pays où les inégalités sont les plus fortes tendent à
avoir moins de mobilité intergénérationnelle (cf. graphique). En d’autres
termes, plus un pays est inégal, plus le niveau de revenus des parents va déterminer
celui des enfants. Dans une société très fluide, la prédétermination sociale ne
devrait pas exister.
The Great Gatsby Curve - Courtesy of Miles Corak |
Au vu du lien très fort
entre inégalité et mobilité sociale, prenons à rebours l’argument de
Joseph Stiglitz et d’Occupy Wall Street: au lieu d’accuser les 1% de manipuler
le système (même si cela est probablement le cas), et donc de s’intéresser aux
origines de l’inégalité (mondialisation, transformations technologiques), pourrait-on
voir l’inégalité comme une conséquence du manque de mobilité sociale? Face à ce
tableau, les fameux 1% ont bon dos: certes ils ont l’oreille des politiques
pour défendre leurs intérêts particuliers, mais jusqu’à preuve du contraire,
ils ne représentent 1% de l’électorat... Une fois les abattements fiscaux accordés,
encore faut-il pour le gouvernement conserver le pouvoir et s’assurer
les voix d’un large segment de la population. Or l’Etat occidental moyen se
voit tiraillé entre la nécessité d’assurer plus d’égalité (ou un accès plus équilibré
au bien-être matériel) et l’obligation qui lui est imposée par un large pan de
la population de protéger à tout prix la propriété privée. En se
focalisant trop sur ce dernier objectif, on permet à ceux qui sont déjà
favorisés de le rester, quitte à empêcher les autres de monter.
Les problèmes et
les injustices existent bel et bien, c’est indéniable. Mais accuser un groupe
par définition minoritaire, presque chimérique, et dont peu de gens ont une expérience
concrète, c’est se défausser de ses responsabilités en rejetant la faute sur
l’Autre. Car on le voit en France, l’initié n’est pas seulement le riche qui a
les moyens de donner des cours particuliers à ses enfants, c’est
aussi l’enseignant, qui connaît les filières et les mots à
utiliser pour monter les dossiers et rentrer dans les bonnes prépas et les
meilleures écoles. Et comme l’a souligné la Cour des Comptes récemment, c’est
aussi le retraité qui est moins imposé que l’actif, sur un patrimoine souvent
plus important. Il ne s’agit donc pas tant des 1% que des 30 à 40%
qui préfèrent le statu quo.
Haro sur le baudet
Cependant, tout
ceci ne veut pas dire que les plus riches vont s’en tirer à si bon compte: étant
donnée la situation fiscale de la France aujourd’hui, il faut bien prendre
l’argent là où il est. Et d’ailleurs certains d’entre eux ne demandent que ça,
comme Maurice Lévy, le patron de Publicis, dans une tribune récente2, ou encore les pétitionnaires de la Millionaire
Tax dans la Silicon Valley3.
Ils ne sont pas fous car, ils l’ont bien compris, il en va de la survie du
système capitaliste dans sa forme actuelle!
Mais demeure le problème
de fond de l’immobilisme: peut-on continuer d’accepter une société française où les
jeunes ont de plus en plus de mal à trouver un premier emploi sans le soutien
continu de leurs parents? Où le parcours du combattant consiste à
aller de stage en stage, de CDD en CDD, sans promesse de contrat à durée
indéterminée? Comment permettre à toute une génération de mettre le pied sur
l’échelle, pour acquérir des revenus qui sont la juste récompense de ses
efforts et ainsi se constituer un patrimoine propre?
Quelle solution?
Deux pistes,
parmi d’autres, s’offrent à nous. La première, suggérée par la Cour
des Comptes dans son récent rapport sur les retraites, consiste à reformer,
afin de les rendre plus progressifs, les barèmes d’imposition des retraités, et
surtout des plus aisés d’entre eux. Une telle réforme permettrait aussi de
mieux tenir compte, comme nous l’avons dit, du fait qu’une fraction non négligeable
des retraités est moins imposée que les actifs mais disposent d’un niveau de
vie identique et d’un patrimoine plus élevé. Alors que nous sommes tous dans la
même panade, et après que les baby
boomers ont bien profité des années fastes, à eux aussi, avec les
autres, de redresser le tir pour ne pas que les jeunes générations portent à elles
toutes seules le fardeau de leurs aînés.
Une autre
possibilité, que défend Thomas Piketty depuis plusieurs années maintenant, est de
réformer et renforcer l’impôt sur les successions. En effet, comme l’a dit
Winston Churchill, celui-ci peut agir « comme une forme de correction
contre le développement d’une certaine engeance de riches oisifs ». Notons
qu’il s’agit bien de « riches » voire de très riches, car cet impôt
ne s’applique que dans 10 à 20% des cas selon le mode de transmission. En
taxant les très grandes successions, on sera mieux à même
de reconnaître la richesse acquise par l’effort personnel plutôt que par l’héritage,
et de permettre à ceux qui font cet effort de partir un peu plus sur un pied d’égalité.
Ainsi à
l’heure où les comptes publics sont très mal en point, il est encore temps de se
prendre en main pour créer une société plus harmonieuse, où chacun contribue de façon
équitable à l’effort commun, qui ne soit pas basée sur l’envie et le ressentiment, et
où surtout les opportunités restent ouvertes à ceux qui savent les
saisir.
1 Ces « 1% » sont définis par un
échelon de salaire/richesse, qui est tel que seul 1% de la population gagne plus. Par exemple,
si on classait 1 000 personnes par revenus croissant, les 1% seraient les
numéros 991 à 1 000.
L’idée ici est que pour un même gâteau à partager entre 1 000, ces 10 personnes
emporteraient maintenant chez elles un tiers du total par exemple, alors
qu’auparavant elles n’avaient droit qu’à un cinquième.
2 I am not a masochist but the rich must
pay more – Financial Times 29/08/2011
3 Tax the rich, it’s the least we can do
– Huffington Post 03/04/2012
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