Random phrase

mercredi 5 décembre 2012

Inégalité… fraternité?


Les inégalités dans le monde occidental sont au plus haut depuis la Belle Epoque: tandis que les 1% des plus hauts revenus ont vu leur part du gâteau augmenter1, les classes moyennes ou les couches les plus défavorisées ont, elles, vu leurs revenus stagner voire décliner. Ainsi fatigués d’être les dindons de la farce, les 99% s’organisent et lancent Occupy Wall Street ou les Indignés. Mais une question fondamentale reste en suspens: c’est grave un monde inégal?

La roue de la fortune

Faisons une expérience de pensée: Supposons que nous vivions dans une société extrêmement inégalitaire mais parfaitement fluide, dont les membres montent ou descendent de niveau social très facilement. Dans ce cas, il est probable que personne ne remette en cause les inégalités, car tout le monde aurait sa chance d’atteindre les sommets. Il est probable aussi que les membres d’une telle société ne cherchent pas non plus à remettre en cause les politiques redistributives, car toute personne qui se trouverait au sommet de la pile aurait des chances importantes de retomber en bas, et soutiendrait donc l’existence d’un filet de sécurité. 

Cette fiction n’est pas aussi alambiquée qu’elle n’y paraît: par exemple, une statistique donnée par le Fisc américain montre que plus de 70% des gens qui ont fait partie des 400 plus gros contribuables sur les années 1992-2009, ne l’ont été qu’un an, ce qui semble indiquer qu’il y a une grande mobilité en haut de la pyramide. D’autre part, la fluidité de la société que représentent la capacité et la possibilité de ses membres à saisir les opportunités, quitte à se casser la trombine, correspond pas mal aux migrations internes que connaissent les Etats-Unis.

Ces deux exemples trouvent en partie leur explication dans la (jadis) inébranlable foi des Américains en l’ascenseur social, fermement ancré dans l’imaginaire populaire au travers des histoires des rags to riches (des haillons aux richesses) de Horatio Alger, et qui leur a longtemps permis de supporter une société plus inégalitaire qu’en France. 

La gloire mon père

On le voit donc, on peut vivre dans une société inégale et n’y avoir rien à redire, à condition d’avoir la conviction de pouvoir s’en sortir. Mais malheureusement outre-Atlantique aussi, le self-made man ressemble de plus en plus à un mythe. Les travaux de l’économiste Miles Corak, repris récemment par l’hebdomadaire The Economist, montrent que les pays où les inégalités sont les plus fortes tendent à avoir moins de mobilité intergénérationnelle (cf. graphique). En d’autres termes, plus un pays est inégal, plus le niveau de revenus des parents va déterminer celui des enfants. Dans une société très fluide, la prédétermination sociale ne devrait pas exister.

The Great Gatsby Curve - Courtesy of Miles Corak

Au vu du lien très fort entre inégalité et mobilité sociale, prenons à rebours l’argument de Joseph Stiglitz et d’Occupy Wall Street: au lieu d’accuser les 1% de manipuler le système (même si cela est probablement le cas), et donc de s’intéresser aux origines de l’inégalité (mondialisation, transformations technologiques), pourrait-on voir l’inégalité comme une conséquence du manque de mobilité sociale? Face à ce tableau, les fameux 1% ont bon dos: certes ils ont l’oreille des politiques pour défendre leurs intérêts particuliers, mais jusqu’à preuve du contraire, ils ne représentent 1% de l’électorat... Une fois les abattements fiscaux accordés, encore faut-il  pour le  gouvernement conserver le pouvoir et s’assurer les voix d’un large segment de la population. Or l’Etat occidental moyen se voit tiraillé entre la nécessité d’assurer plus d’égalité (ou un accès plus équilibré au bien-être matériel) et l’obligation qui lui est imposée par un large pan de la population de protéger à tout prix la propriété privée. En se focalisant trop sur ce dernier objectif, on permet à ceux qui sont déjà favorisés de le rester, quitte à empêcher les autres de monter.

Les problèmes et les injustices existent bel et bien, c’est indéniable. Mais accuser un groupe par définition minoritaire, presque chimérique, et dont peu de gens ont une expérience concrète, c’est se défausser de ses responsabilités en rejetant la faute sur l’Autre. Car on le voit en France, l’initié n’est pas seulement le riche qui a les moyens de donner des cours particuliers à ses enfants, c’est aussi l’enseignant, qui connaît les filières et les mots à utiliser pour monter les dossiers et rentrer dans les bonnes prépas et les meilleures écoles. Et comme l’a souligné la Cour des Comptes récemment, c’est aussi le retraité qui est moins imposé que l’actif, sur un patrimoine souvent plus important. Il ne s’agit donc pas tant des 1% que des 30 à 40% qui préfèrent le statu quo.

Haro sur le baudet

Cependant, tout ceci ne veut pas dire que les plus riches vont s’en tirer à si bon compte: étant donnée la situation fiscale de la France aujourd’hui, il faut bien prendre l’argent là où il est. Et d’ailleurs certains d’entre eux ne demandent que ça, comme Maurice Lévy, le patron de Publicis, dans une tribune récente2, ou encore les pétitionnaires de la Millionaire Tax dans la Silicon Valley3. Ils ne sont pas fous car, ils l’ont bien compris, il en va de la survie du système capitaliste dans sa forme actuelle!

Mais demeure le problème de fond de l’immobilisme: peut-on continuer d’accepter une société française où les jeunes ont de plus en plus de mal à trouver un premier emploi sans le soutien continu de leurs parents? Où le parcours du combattant consiste à aller de stage en stage, de CDD en CDD, sans promesse de contrat à durée indéterminée? Comment permettre à toute une génération de mettre le pied sur l’échelle, pour acquérir des revenus qui sont la juste récompense de ses efforts et ainsi se constituer un patrimoine propre?

Quelle solution?

Deux pistes, parmi d’autres, s’offrent à nous. La première, suggérée par la Cour des Comptes dans son récent rapport sur les retraites, consiste à reformer, afin de les rendre plus progressifs, les barèmes d’imposition des retraités, et surtout des plus aisés d’entre eux. Une telle réforme permettrait aussi de mieux tenir compte, comme nous l’avons dit, du fait qu’une fraction non négligeable des retraités est moins imposée que les actifs mais disposent d’un niveau de vie identique et d’un patrimoine plus élevé. Alors que nous sommes tous dans la même panade, et après que les baby boomers ont bien profité des années fastes, à eux aussi, avec les autres, de redresser le tir pour ne pas que les jeunes générations portent à elles toutes seules le fardeau de leurs aînés.

Une autre possibilité, que défend Thomas Piketty depuis plusieurs années maintenant, est de réformer et renforcer l’impôt sur les successions. En effet, comme l’a dit Winston Churchill, celui-ci peut agir « comme une forme de correction contre le développement d’une certaine engeance de riches oisifs ». Notons qu’il s’agit bien de « riches » voire de très riches, car cet impôt ne s’applique que dans 10 à 20% des cas selon le mode de transmission. En taxant les très grandes successions, on sera mieux à même de reconnaître la richesse acquise par l’effort personnel plutôt que par l’héritage, et de permettre à ceux qui font cet effort de partir un peu plus sur un pied d’égalité.

Ainsi à l’heure où les comptes publics sont très mal en point, il est encore temps de se prendre en main pour créer une société plus harmonieuse, où chacun contribue de façon équitable à l’effort commun, qui ne soit pas basée sur l’envie et le ressentiment, et où surtout les opportunités restent ouvertes à ceux qui savent les saisir.



1 Ces « 1% » sont définis par un échelon de salaire/richesse, qui est tel que seul  1% de la population gagne plus. Par exemple, si on classait 1 000 personnes par revenus croissant, les 1% seraient les numéros 991 à 1 000. L’idée ici est que pour un même gâteau à partager entre 1 000, ces 10 personnes emporteraient maintenant chez elles un tiers du total par exemple, alors qu’auparavant elles n’avaient droit qu’à un cinquième.
2 I am not a masochist but the rich must pay more – Financial Times 29/08/2011
3 Tax the rich, it’s the least we can do – Huffington Post 03/04/2012

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire