Random phrase

jeudi 21 mars 2013

Vaste programme, cher ami


Mort aux cons, tel est le titre du roman de Carl Aderhold, où le personnage principal, dans sa quête de libérer le monde des cons, zigouille à tour de bras voisins fouineurs et collègues imbéciles. Le livre ne manque pas d’humour mais au chapitre XXIV, c’est un économiste (tendance libérale) qui, fissa, est expédié ad patres. Personnellement étonné, il est pourtant clair dans l’esprit de l’assassin qu’il est en présence de l’une de ses cibles favorites. Ce qui nous fait nous poser la question: les économistes sont-ils des cons?


A la recherche de l’économiste perdu

Une victime potentielle? (c) El Pais
On comprend que le principal tort de l’économiste en question est de déformer la réalité, jusqu'à ce qu’on n’y comprenne plus rien, laissant un arrière goût d’arnaque : « Il partait toujours d’un exemple précis, une délocalisation qui choquait l’opinion, la révélation d’un gros salaire de dirigeant […], puis une fois le problème posé, il inversait peu à peu les termes de la proposition et l’on finissait par se convaincre que la délocalisation sauvait notre économie, que les hauts salaires relançaient la consommation […] »1. On peut ne pas y voir un manifeste de l’opinion générale, mais l’idée ne peut pas laisser neutre : quand elle n’est pas trop compliquée et réservée à un groupe d’initiés, la réflexion économique sert à manipuler...


On peut donc croire aux manigances des «élites» face à la «plèbe» (comme Fréderic Lordon) ou plus prosaïquement, voir là-dedans l’expert qui s’abrite derrière son jargon pour ressortir des poncifs dont il ignore lui-même l’origine. Toujours est-il qu’on perçoit souvent l’économiste comme celui qui assène son propos, visant à enfumer en même temps qu’à endoctriner, avec souvent l’impression d’être déconnecté de la réalité de tous les jours.

Et effectivement les chiffres confirment que les économistes envisagent le monde différemment de leurs concitoyens: une étude rapportée par The Economist, concernant les Etats-Unis, montre qu’il y a souvent un gouffre entre ce qui est tenu pour acquis par les uns et par les autres, en particulier sur les solutions à apporter à la crise ou encore la taxe carbone.

Question subsidiaire : les économistes sont-ils des vendus ?

Comme en témoignent les récentes levées de bouclier concernant les «économistes au service de Goldman Sachs», la méfiance est intense vis-à-vis de la profession au sujet des intérêts qu’elle défend vraiment. Au-delà des affiliations (dissimulées ou non), il y a un contexte plus large concernant le crédit à accorder à la parole des spécialistes. Si on considère que les plus grandes universités ne servent qu’à produire des menteurs (après tout, ces économistes à la solde de Goldman Sachs sont aussi très souvent passés par le MIT), ne devrait-on pas plutôt faire confiance aux voix nouvelles qui sortent des sentiers battus et dont l’inexpérience garantit la pureté? Pour ma part, voyant la pertinence des sorties médiatiques de prétendus experts en mathématiques financières, je crains que non. Les qualifications ne sont pas qu’un apparat, un certificat de reproduction sociale ou un artifice de domination capitalistique, mais bien un signe de compétence.

Il n'empêche que par leurs manquements, réels ou perçus, les économistes laissent la voie libre aux charlatans en tous genres, particulièrement quand il s’agit de macroéconomie. En effet, celle-ci est par essence difficile à appréhender, parce qu’elle concerne les conséquences d’actions de millions d’individus faisant face à leurs contraintes et structures d’incitations propres. Et quand bien même l’économie en tant que discipline est capable d’expliquer un très grand nombre de phénomènes, il reste encore beaucoup de choses à comprendre même pour les spécialistes. Alors dans un monde où il est impossible de maîtriser tous les sujets, tous les savoirs, qu’est ce qui rend l’expert crédible? Ce sont bien souvent les mots ronflants, l’ajout de complexité inutile, et surtout le costard cravate.

Un récent exemple portugais est tout particulièrement édifiant. Avec une dégaine d’universitaire, un CV long comme le bras et des commentaires bien sentis, Artur Baptista da Silva (en photo ci-dessus) est apparu dans les grands médias de son pays pour expliquer aux Portugais les causes de leurs malheurs et exposer ses solutions. Nombre de gens ont été séduits par cet expert plein de fougue dont les propos résonnaient avec leurs impressions de tous les jours. Sauf que cet homme n'est en fait qu'un escroc à la petite semaine, plusieurs fois emprisonné et particulièrement créatif sur son parcours professionnel.

Au vu de cet exemple, comment faire alors pour éviter une situation où toute parole est bonne à prendre, en particulier en France, où certains des principaux intervenants médiatiques sont simplement formés sur le tas ? La persistance du vote extrémiste lors des élections récentes laisse entrevoir que ce phénomène constitue alors un véritable danger démocratique.

Qu’on lui coupe la chique

Il faut donc clairement se remettre en question, tant sur le fond que sur la forme. Sur le fond, s’il faut laisser tranquille les débats clos depuis longtemps, il faut donner la possibilité de discuter le plus possible des sujets ouverts (régulation bancaire, rôle de la finance dans l’économie etc.). Ceci passera certainement par l’intermédiaire de l’internet, comme en témoigne la dynamique blogosphère américaine, avec en tête de gondole Paul Krugman et son million de followers sur Twitter. En France, sauf erreur de ma part, on attend encore l’émergence d’un polémiste crédible touchant un aussi large public.

Sur la forme maintenant, un peu d’humilité ne peut pas faire de mal. Le manque de transparence qu’on évoquait plus haut a suscité une salutaire prise de conscience, avec une pétition récente de la profession réclamant la création d’une charte éthique. Mais surtout il faut rendre la forme plus accessible, plus claire, et désemberlificoter le propos. Car c’est bien là le nœud du problème : sortir du cercle restreint et convenu des gens qui se comprennent pour toucher un large public.

Et enfin, comme on l’a dit dans le tout premier post d’Economiam, la solution passe par aussi l’éducation, pour permettre aux gens de discerner le bon grain de l’ivraie et aux citoyens de posséder un bagage suffisant pour décider en leur âme et conscience. Tant que l’économie sera un sujet exclu de la plupart des cursus en France, le débat démocratique sera étouffé. Elle ne pourra rester qu’une querelle d’expert à laquelle les extérieurs ne pourront assister qu’impuissants avant, légitimement, de s’insurger…

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Pour une approche légèrement différente du même thème (les grands esprits se rencontrent!), voir le blog Classe Eco : Economistes – La chasse est-elle ouverte ?


1 Les morceaux tronqués concernent le profit des entreprises, que je coupe pour ne pas trop alourdir l’article.

dimanche 10 mars 2013

Réaction: Apple, le feu vert et le buffet


Apple, le géant de l’électronique et du marketing de masse, a récemment été pris pour cible par l’un des ses investisseurs. Décrit par les medias français, le sujet est devenu le combat du capitalisme de bon père de famille contre la monstruosité de l’actionnariat de court terme. Pourtant, cette vision est bien loin du compte et une petite mise en perspective s’impose.

Fin février, David Einhorn, le gérant du hedge fund Greenlight Capital, s’est mis en tête de réclamer à Apple le paiement de dividendes pour tous ses actionnaires. Malgré sa participation relativement modeste de 0,14%, son influence est grande à Wall Street et ses choix d’investissements, qu’il rend public, font bouger le marché à tous les coups, ce qui lui confère une aura de gourou de la finance.

Flickr (c) -MATEUS_27
Par la suite, Warren Buffett, investisseur mythique et l’un des hommes les plus riches du monde, se mêle de donner son avis sur le sujet, avec lequel il n’a rien à voir (il ne possède pas de parts dans Apple semble-t-il et n’a pas investi dans le fond Greenlight), comme il aime à le faire. Il conseille à Tim Cook, le PDG d’Apple d’ignorer les attaques (qui ont fini par s’arrêter) et de se concentrer sur la création de valeur, suggérant une stratégie d’investissement ambitieuse. Cette recommendation n'est pas vraiment étonnante de la part de Buffett car son conglomérat, Berkshire Hathaway, n’a jamais versé de dividendes et pratiquement jamais racheté d’actions: les gains pour les actionnaires proviennent seulement de la croissance organique de l’entreprise et du cours de Bourse qui s’ensuit.

En France, on s’est empressé de s’extasier sur la sagesse de l’Oracle d’Omaha (la ville d'origine de Buffett). Cependant, quelle est l’origine de la pile de liquidités qu’Apple a entre les mains? Elle est bien sûr le fruit de son énorme succès au cours de la dernière décennie. Mais elle est aussi le résultat de colossales stratégies d’évitement fiscal. Car en laissant leurs profits obtenus en dehors des Etats-Unis bien au chaud dans des paradis fiscaux sans jamais les rapatrier, les firmes multinationales américaines, en premier lieu desquelles Apple, accumulent du cash (1 200 milliards à l’heure actuelle selon Bloomberg) tout en minimisant leurs impôts. Ce qui ne correspond clairement pas à la définition du capitalisme de papa…

D’où la fronde des actionnaires : tant que le cours de Bourse montait, ceux-ci ne trouvaient rien à redire à ce fonctionnement improductif. Cependant, maintenant qu’il pique du nez, l’idée est de récupérer ce cash qui dort quelque part dans les Caraïbes, pour l’investir ailleurs dans des projets plus rentables.

En tout état de cause, il est clair qu’on ne parle pas ici d’un combat entre le gentil créateur et le vil financier, sous l’œil paternel et bienveillant de Warren Buffett. On parle ici de gros sous et de lutte de pouvoirs entre des gens qui savent très bien ce qu’ils font et mettront en œuvre pour arriver à leur but…

vendredi 8 mars 2013

L'économie amusante: Bitcoin ou la monnaie de geek


En ce moment sur Internet se déroule une expérience d’économie monétaire inédite: indépendant de toute Banque centrale, muni de son propre système de paiement (se passant en particulier totalement du système bancaire), le Bitcoin est une monnaie virtuelle qui séduit de plus en plus d’adeptes et surtout passionne de plus en plus les économistes.


Money is memory

Pour faire très simple, le Bitcoin est une vraie monnaie, qui permet d’acheter toutes sortes de biens et de services, avec un taux de change de marché (surtout échangeable contre des dollars), mais sans pièces, ni billets, ni banques. C’est aussi et surtout une monnaie de geek qui a su se parer de tous les atours qui leur plaisent: créée en 2009 par une figure fantasmatique restant dans l’anonymat, avec un pseudonyme japonais (clairement encore le pays où on n’arrête pas le progrès), les premiers pas du Bitcoin cherchent clairement à s’ancrer dans la mouvance anonymous. Secret et anonymat d’autant plus faciles à préserver que les transactions se font par le biais d’adresses (un peu comme des adresses mails) dont on peut changer comme de chemise, ce qui permet, si on le souhaite, de rendre les transactions pratiquement impossible à tracer.

Ces dernières aussi reposent sur le cryptage à clé publique, autre principe bien connu du monde virtuel. Il permet en premier lieu de garantir l’existence des Bitcoins qui vont servir de paiement puis à garantir que le vendeur, et seulement lui, reçoit les Bitcoins. Reste que le Bitcoin n’est qu’un bout de code1, une vulgaire séquence de 0 et de 1. Pour attester de l’opération, le système inscrit celle-ci dans un registre public en lui attribuant une clé unique. Or le réseau Bitcoin est décentralisé et ce sont alors les utilisateurs qui se chargent de mettre à disposition de la puissance de calcul pour la mise à jour. Pour inciter à participer à cette opération (dite de mining), le premier à venir à bout du cryptage se voit récompensé par 50 Bitcoins, créés ex nihilo (ce qui est par ailleurs la seule façon dont des nouveaux Bitcoin sont introduits dans l’économie). Ceci est doublement important car on voit d’une part que la création monétaire coïncide avec le nombre de transactions, tandis que d’autre part, comme le précise le manifeste Bitcoin, si on imagine un hacker surpuissant possédant plus de capacité de calcul que le reste du réseau, celui-ci aurait le choix entre falsifier le registre et se réattribuer les Bitcoins qu’il vient de payer, ou promouvoir un système honnête et gagner 50 Bitcoin sur toutes les transactions.

Pour preuve que c’est tendance, la série The Good Wife a consacré au Bitcoin un épisode entier. Extrait (en anglais) qui illustre les explications du paragraphe précédent:



Encore plus impressionnant (pour un économiste en tout cas), ce système de mémoire publique pour résoudre les problèmes posés par la dématérialisation totale est l’adaptation directe, mais probablement involontaire, des résultats de Kocherlakota en 1998, qui montre que la mémoire en tant que technologie est substituable à la monnaie pour réaliser les allocations et échanges au sein d’une économie.

Bitcoin, et les autres

Cependant, quelle différence avec les crédits Facebook, le WoW gold ou les pieces d’or de My Pet World? Même si on peut les acheter ou les accumuler à l’intérieur de leurs systèmes respectifs, on ne peut pas les échanger dans l’autre sens contre de la monnaie du monde réel. Ces «monnaies» sont et restent ainsi captives.

Ensuite, il n’aura pas échappé au plus attentifs qu’Amazon se prépare à lancer ses Coins, échangeables à parité avec le dollar, sujet sur lequel s’enthousiasme Slate en affirmant qu’il s’agit d’un stimulus monétaire miniature pour le Kindle Fire. Mais là aussi il y a une différence de taille: les Amazon Coins ont de la valeur uniquement parce qu’ils sont garantis par la présence d’Amazon. Si demain l’entreprise fait faillite, les Coins ne vaudront plus rien (ou à hauteur de ce qui serait récupérable dans la liquidation). Ce ne sont donc rien de plus que des bons d’achats réutilisables, ce qui est tout à l’avantage d’Amazon qui n’a pas besoin d’en réémettre à chaque fois qu’ils sont utilisés et peut s’en servir comme avance sur trésorerie. Mais ce qui n'en fait certainement pas une monnaie...

Economie expérimentale

Pour revenir au Bitcoin, il faut noter que c’est une monnaie très peu liquide avec un nombre restreint d’utilisateurs (10 000 selon les dernières estimations) et relativement peu de transactions réalisées. Par conséquent, au lieu de voir une opération de change comme un transfert classique d’un pays à un autre (lequel est généralement une goutte d’eau par rapport à la masse monétaire d’un pays), il faudrait plutôt la considérer comme un rachat externe par quelqu’un acceptant d’échanger des dollars contre de la monnaie virtuelle. Ca peut sembler téméraire, mais, au vu de nos habitudes de tous les jours, ça ne l’est peut-être pas…

Car, le Bitcoin est une monnaie fiat, exactement comme nos monnaies d’aujourd’hui, c’est-à-dire qu’elle n’est adossée à rien ni personne et que sa valeur dérive de son potentiel d’échange, simplement du fait qu’elle va être acceptée par d’autres personnes dans des transactions. En d’autres terme, si je possède des Bitcoins je pourrai acheter des produits et des services auprès des commerçants les acceptant, qui à leur tour pourront les utiliser pour payer leurs fournisseurs (mais probablement pas encore leurs employés!). Mais si leur valeur s’effondre, je ne pourrai pas me mettre dans la file des créditeurs pour réclamer mon dû, ni échanger mes pièces contre de l’or comme ça pouvait être le cas du temps de l’étalon-or. Ce qui est aussi le cas de l'euro ou du dollar.

Par conséquent, on peut envisager ça comme un véritable mini-laboratoire d’économie. Si par exemple le cours du Bitcoin chute brutalement par rapport au dollar, les commerçants, qui sont de facto des importateurs car rien n'est produit directement au sein de l'économie Bitcoin, vont augmenter leur prix pour ne pas vendre à perte: il y a donc de l’inflation! A l’inverse, si la demande pour le Bitcoin augmente très fortement, comme la masse monétaire est quasi-fixe (on y revient ci-dessous), la valeur réelle de la monnaie augmente, et donc les prix baissent pour s’ajuster: il y a donc déflation.

Dès l’origine, il était prévu de limiter le nombre total de pièces en circulation à 21 millions, et de rendre le mining de plus en plus ardu, pour donner une trajectoire plutôt bien délimitée et prévisible à la croissance de la masse monétaire. Les exemples précédents montrent que c’est donc une caractéristique cruciale du Bitcoin.

Croissance monétaire du Bitcoin (source: Bitcoin)

Or, cette volonté délibérée de limiter l’expansion monétaire correspond à la vision « autrichienne » du cycle économique, comme le souligne une étude de la BCE. L'Ecole autrichienne pense que le dévoiement de la monnaie et des taux d’intérêt par les autorités est la source de toutes les instabilités économiques et qu'il suffit de leur enlever la manette des mains pour résoudre le problème. Se priver ainsi de toute capacité d'imprimer de l'argent ou de contrôler les taux rappelle clairement l’étalon-or, dans lequel la quantité de monnaie en circulation était arbitrairement liée au métal jaune. Pourtant, cette limitation très abrupte de l’offre de monnaie ne peut fonctionner que parce que le nombre de transactions est limité et que les prix ne sont pas réellement fixés en monnaie virtuelle mais bel et bien convertis du dollar. Car si tel était le cas, les salaires, qui sont le prix du travail, devraient diminuer comme tous les autres prix, ce que les travailleurs repoussent en général de toutes leurs forces. C'est en particulier ainsi que la déflation imposée par un niveau fixe de monnaie cause d’immenses problèmes, comme lors de la Grande Dépression…

On voit donc que même si le Bitcoin n’est pour le moment pas en train de changer le monde, il présente une expérience de terrain unique pour les économistes, pour mieux comprendre la monnaie et son rôle dans l’économie.

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Pour en savoir plus:
Un article très complet de The Economist: Virtual currency – Bits and bobs et un autre du Monde, au titre farfelu (car en liquide non plus il n’y a pas besoin des banques…) : Avec Bitcoin, payer et vendre sans lesbanques



1 En pratique les Bitcoin peuvent être déposés chez un genre de coffre fort virtuel (en espérant qu’il ne se fasse pas hacker ou qu’il ne fasse pas faillite) ou bien gardés au chaud sur son ordinateur (mais alors mieux vaut faire des copies, des fois qu’un virus passe par là…)