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dimanche 16 octobre 2016

Cinq jours par semaine

C'est sûr, en France, on ne glande rien, surtout du point de vue de nos camarades britanniques. Plus sérieusement, la question du temps de travail est l'une des lignes de clivage conventionnelles dans la politique française : à l'approche de la Présidentielle 2017, retour sur cette semaine de 35 heures que la droite veut détricoter et que la gauche veut sanctuariser.

Travailler moins pour gagner plus ?

On rappelle souvent que dans les années 30, Keynes projetait que la semaine de travail diminuerait au point de durer à peine 15h d'ici à 2030. A 14 ans de l'échéance, le monde du travail en France ne ressemble pas à ce qui était attendu : certains travaillent trop et ne peuvent prendre tous leur congés, d'autres sont fondamentalement insatisfaits de leur boulot, et une trop large proportion est sans emploi de façon persistante. Qu'auront donc apporté les 35h pour réaliser la vision de Keynes? Et faut-il les détricoter ou les sanctuariser ?

D’abord rappelons le principe simple qui a motivé la mise en place des 35 heures : si on suppose qu'il y a un stock d'heures travaillées fixe en France, alors la réduction de la durée maximum du travail permettrait de partager ces heures avec les sans-emplois. Pour illustrer ceci, si une entreprise a besoin d'employer 100 heures de main d'œuvre, elle peut, à l'extrême, soit employer une personne 100h ou employer 100 personnes une heure chacune. Pour un bon résumé de cette vision, voir ici.

Homo economicus des 35h
Malheureusement cette vision est un poil simpliste ne tient pas compte de la façon dont les entreprises et les travailleurs vont modifier leur comportement face à changement de règle.



En effet, il y a un certain nombre de frictions auxquelles se heurtent cette théorie :
  • Premièrement, la productivité n'est clairement pas figée, c'est-à-dire que pour une quantité d'heures données, la production d'un même travailleur ne sera pas toujours la même. En effet, la productivité peut varier de façon temporaire (selon la motivation de l'employé ou encore selon le carnet de commande de l'entreprise), ou bien changer de façon permanente (avec par exemple l'évolution des procédés de fabrication). C'est ce qu'on appelle la marge intensive.
  • Ensuite, la durée légale du travail en France n'est pas un maximum absolu, mais plutôt un seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Par conséquent, divers mécanismes (heures supplémentaires, congés non pris...) font que nombre de gens travaillent normalement plus de 35h1. C'est ce qu'on appelle la marge extensive.
  • En poussant la logique à son extrême, vu que le taux de chômage s'exprime par rapport à la population active (c'est-à-dire l'ensemble des personnes qui ont un travail ou en recherchent un), on pourrait aussi aussi attaquer le problème en réduisant la taille de cette dernière. Mais ceci nous amène à des considérations erronées telles que "les étrangers prennent les jobs des français" ou "les femmes devraient rester à la maison car elles prennent les emplois des hommes". En effet, il y a un effet global, dans lequel le travail crée de la richesse qui crée de l'emploi et ainsi de suite, qui fait que ce genre de réflexion de premier ordre n'a pas de sens.
  • Il y a aussi d'autres considérations plus marginales mais tout aussi concrètes. Par exemple, dans l'illustration que nous avons utilisée plus haut, gérer cent employés n'est pas pareil que d'en gérer un seul. Il y a donc une augmentation des coûts de gestion du personnel qui est un frein au partage strict du travail. Et par ailleurs, la répartition des horaires de travail peut être envisagée pour des tâches qui peuvent être découpées (travail à la chaîne) ou substituables (caissier, call center). Mais sur des missions de projets, par exemple en informatique, dans le relationnel ou dans le management (vous imaginez un chef différent chaque jour de la semaine?), il faut de la continuité sinon il y a clairement une perte d'efficacité et de qualité qui est là encore un frein au partage du travail.
Ainsi la théorie économique mainstream, qui essaye de tenir compte des facteurs ci-dessus, prédit qu'il n'y a rien d'automatique à la réduction du chômage suite à une réduction de la durée légale du travail, à cause de l'adaptation des comportements des entreprises et des travailleurs à leurs nouvelles contraintes.

La pratique des 35h

Nous avons jusqu'ici tracé à grands traits certains facteurs qui peuvent entraver la réalisation parfaite du partage du temps de travail dans le but de réduire le chômage. Examinons maintenant quelles ont été les conséquences du passage de la semaine de 39h à celle de 35h, en rappelant tout d’abord quelques faits :

  • Dans de nombreux cas (au moins pour les employés en CDI), la réduction du temps de travail ne s'est pas traduite par une réduction des salaires. C'est le fameux concept des 35 heures payées 39. Ceci devrait logiquement avoir un effet négatif sur l'emploi en raison de l'augmentation du coût du travail.
  • La mise en place des 35h s'est accompagnée de réductions de charges patronales sur les bas salaires et de limitations sur les heures supplémentaires, ce qui est censé avoir un effet bénéfique sur l'emploi
  • Les négociations collectives ont mené à l'adoption accrue de dispositifs de flexibilisation du travail tels que le Compte Epargne Temps, le forfait cadre et la modulation de la durée du travail, ce qui est aussi censé avoir un effet bénéfique sur l'emploi
Mises bout à bout, ces mesures ont eu un impact estimé entre 320 et 350 000 emplois créés, qui seraient principalement attribuables aux allègements de charges et à la flexibilité accrue, même si la modération salariale lors de la décennie qui a suivi l'entrée en application de la loi a dû atténuer certains effets négatifs initiaux. Il semblerait donc que dans l'ensemble, la théorie de la réduction du chômage par la réduction du temps de travail soit bel et bien une vision simpliste qui néglige des facteurs importants. Ceci est aussi cohérent avec l'expérience internationale.


Un choix de société

Par conséquent, chez Economiam, vu l'impact plus qu'ambigu des 35h sur le chômage, on pense que c'est avant tout un choix de société sur le temps que nous voulons passer au travail. Certes, les économistes prennent position, comme Artus, Cahuc, Zylberberg dans leur rapport au Conseil d'Analyse Economique : « ce rapport préconise que la législation du temps de travail en reste à ces deux objectifs originels : protéger les travailleurs [de l'exploitation] et favoriser la coordination des emplois du temps. » Mais le choix de savoir combien de temps nous devons travailler reste profondément entre nos mains comme le rappelle Jean Tirole dans son livre récent Economie du bien commun : « Entendons-nous bien : les économistes ne prennent jamais parti sur la question de savoir si l’on devrait travailler 35, 18 ou 45 heures par semaine. Il s’agit là d’un choix de société…et des personnes concernées. »

Il faut cependant bien garder à l'esprit que ce choix doit mettre en balance ses coûts et ses avantages. Au rayon des avantages, on pourrait envisager un idéal à la Piketty comme dans son livre Le Capital au XXIe siècle, dans lequel le temps libre permet de se consacrer à son édification personnelle et à sa santé. Ca sonne complètement bobo Rive Gauche mais il y a là quand même un point important : celui de l'insatisfaction au travail. Clairement, certaines personnes travaillent trop, tandis que le chômage de masse crée pour d'autres de l'anxiété et les pousse dans des jobs qu'ils détestent. On pourrait espérer que le choix collectif de passer moins de temps au travail augmente le bien-être général d'une part, et qu'il y ait moins de démotivation et donc augmente la productivité d'autre part. Mais il y a pourtant bien des coûts à choisir de travailler moins et de partager le temps de travail :

  • En premier lieu, il y a souvent beaucoup de pression au travail car les travailleurs (souvent des cadres ici) disposent de moins de temps pour effectuer les mêmes tâches.
  • Ensuite, si l'on tient compte du désir de la majorité des français de travailler moins, on voit que la réduction du temps de travail mène naturellement à la réduction du nombre global d'heures de travail (et non simplement à sa redistribution à niveau constant, qui est la prémisse que nous avons suivie jusqu'ici). Mais il faut alors voir que moins de travail veut dire moins de revenus à productivité constante. Pour maintenir notre niveau de vie et notre position dans le monde (dont on entend beaucoup les gens se plaindre), il faut alors choisir des politiques économiques en conséquence, pour essayer d'augmenter la productivité pour compenser la perte de revenus. Cela suppose:
    • Soit d'augmenter l'intensité du travail mais donc potentiellement le stress au travail comme nous en avons parlé
    • Soit de monter en gamme, mais il faut alors augmenter le niveau de formation de l'ensemble des travailleurs et donc un programme ambitieux de formation initiale et continue
Pour conclure, chez Economiam on pense que les prédictions de Keynes ne pourront se réaliser que si l'on poursuit une politique cohérente avec nos choix de société. On peut travailler 35h, mais il faut le faire bien, et ça ne sera pas de tout repos !

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1. On trouvera une exposition plus longue de ces deux premiers points dans ce rapport d'Artus, Cahuc et Kramarz

mardi 4 octobre 2016

Coase-ons un peu de la loi travail


On a bien rigolé sur la branche professionnelle des guides amazoniens et ses six membres de même que sur l'unique membre de la branche des salaisons de morue du canton de Fécamp mais c'est l'arbre qui cache la forêt (amazonienne). La loi El Khomri se veut une loi de modernisation du travail en France. Or son contenu ainsi que les débats qu'elle suscite se fixent sur une organisation sociale qui appartient plus au monde perdu des Trente Glorieuses qu'au XXIe siècle.

Le monde d'antan

Le système de protection sociale français a été bâti dans un monde bien différent de celui d'aujourd'hui, un monde dans lequel le salariat était la principale relation entre travailleurs et entreprises1, et que l'on supposait se maintenir à vie. La réforme du code du travail, dite loi El Khomri, se fonde pour une large part sur ce paradigme, pérennisant par la réforme de nombreux aspects de cette organisation.

De prime abord, cela semble raisonnable, les chiffres de l'Insee montrant qu'aujourd'hui encore 90% des travailleurs sont des salariés, proportion qui est plutôt stable depuis les années 80. Nous allons cependant nous avancer un peu et émettre l'hypothèse qu'il y a une tendance de fond à la diminution de l'emploi salarié en France.

Salarié ou auto-entrepreneur ?

Mais pourquoi les entreprises ?

Pour comprendre ceci, nous devons nous poser une question fondamentale : pourquoi organise-t-on le travail par le biais des entreprises ? Celui qui s'est le premier posé la question est l'économiste britannique Ronald Coase (Prix Nobel d'économie en 1991) dans un article de 1937 intitulé "The Nature of the Firm". Il y constate qu'il n'y a rien d'évident à ce fonctionnement centralisé, avec un noyau auquel se rattachent les employés ainsi que différentes fonctions productrices et de support. Par exemple une entreprise pharmaceutique va en général se composer de laboratoires pour y développer des nouveaux médicaments, d'usines pour les produire, d'un département des ressources humaines pour gérer les effectifs, etc. A l'inverse, Uber ne possède pas de voitures et n'emploie pas ses chauffeurs directement. Ainsi pour Coase, les entreprises vont effectuer en interne les fonctions qu'il serait moins efficaces de sous-traiter.

On peut alors interpréter les conséquences des règles très prescriptives du Code du Travail français à l'aune de cette intuition. La prémisse est que les entreprises vont naturellement recruter un salarié quand il est profitable pour elles de le faire, c'est-à-dire quand l'accroissement de chiffre d'affaires fait plus que couvrir les coûts d'embauche. Ce calcul doit tenir compte des conditions futures et notamment, il est possible que l'entreprise doive conserver un emploi du fait de la protection sociale alors même qu'elle ne trouve plus profitable. Le manque de flexibilité représente donc un coût, que les entreprises vont chercher à diminuer en entrant dans des relations contractuelles plus souples avec leur force de travail, par exemple en utilisant des prestataires (comme c'est souvent le cas dans les entreprises et dans les banques) ou une forte proportion de Contrats à Durée Déterminée (CDD). Ceci est bien sûr à mettre en équilibre, selon la logique de Coase, avec les effets négatifs d'une externalisation de l'emploi car avoir une main d'œuvre salariée permet de la fidéliser et de maintenir un savoir-faire, ce qui peut être plus rentable sur le long terme qu'une rotation permanente de travailleurs temporaires.

Dualité

Or le recours à cette flexibilité pose problème car les travailleurs qui ne sont pas en Contrat à Durée Indéterminée (CDI) ne bénéficient pas des mêmes droits et garanties que les autres. Les situations des travailleurs flexibles ne se ressemblent pas toutes mais on peut envisager un certains nombres de cas qui démontrent globalement cette inégalité de statut. On s'attend à ce qu'un travailleur flexible :


  • Subisse des variations de revenus beaucoup plus importantes selon sa capacité à trouver des missions (comme c'est le cas de beaucoup de jeunes peu qualifiés)
  • Subisse un déficit de formation du fait du manque de continuité dans l'emploi (comme par exemple une personne qui enchaînerait des CDD au petit bonheur la chance)
  • Ne bénéficie pas des mêmes droits aux chômage et à la retraite, soit à cause du manque de portabilité des droits d'un emploi à l'autre, soit parce que la responsabilité des cotisations est entièrement à sa charge (dans le cas des entreprises unipersonnelles), contrairement au côté automatique du CDI
  • Ne bénéficie pas des indemnités de licenciement (quand un emploi est détruit lorsque le CDD se termine, ou parce qu'un contrat de sous-traitance avec un auto-entrepreneur n'est pas renouvelé)
  • Ne bénéficie pas en pratique des congés maternité ou paternité
On pourrait continuer la litanie à y remplir plusieurs posts. Mais fondamentalement, ceci nous amène donc à cette question : comment assurer les mêmes droits aux travailleurs flexibles par rapport aux autres qui sont salariés en CDI ?

On propose !

Ce phénomène de differentiation entre travailleurs est ce qu'on appelle la dualité du marché du travail. Pour y remédier, certains économistes (et non des moindres) suggèrent une refonte complète du système actuel pour mettre en place un contrat de travail unique. Ce type de contrat ne fait plus la différence entre CDD et CDI car il peut être terminé à tout instant par l'entreprise pour raisons économiques, en contrepartie de la mise en place de mécanismes d'incitation au maintien dans l'emploi.

Chez Economiam, on pense que cette proposition ne résout pas le problème de la protection sociale des prestataires (encore une fois, pensez aux chauffeurs d'Uber qui ne sont pas salariés et n'entrent pas dans le cadre du contrat unique) et qu'elle constitue un bouleversement trop grand pour pouvoir être mise en place de façon réaliste. Pour suivre notre fil conducteur qu'est Coase, on propose ici d'inciter les entreprises à internaliser le travail, en d'autres termes à salarier ses travailleurs. Ceci s'effectue d'une part en baissant le coût du CDI et d'autre part en renchérissant le coût du recours à la flexibilité. Concrètement, on propose les actions suivantes :

  • Appliquer le principe pollueur-payeur (dont on a parlé ici), c'est-à-dire de pénaliser les entreprises qui licencient ou ont beaucoup recours à des contrats temporaires et/ou à des prestataires. Cette pénalité serait financière et pourrait soit prendre la forme d'un renchérissement des cotisations patronales, soit d'une taxe sur les licenciements (ce que proposent Blanchard et Tirole)2.
  • Instaurer une réduction progressive des cotisations patronales lors d'un maintien long dans l'emploi. Cependant, ceci ne peut pas se faite de façon inconditionnelle, au risque de recréer d'une part la même situation d'insider-outsider (car les licenciements porteraient en priorité sur les employés les plus récents qui seraient alors les plus coûteux) et d'autres part de ralentir trop fortement la réallocation des ressources productives lors de changements technologiques (c'est à dire la "destruction créatrice"). Pour y remédier, on instaurerait une taxe sur les licenciements qui pourrait être plus élevée sur les emplois récents et plus basse sur emplois anciens, ce qui pourrait compenser ces effets dans une certaine mesure.
  • Mettre en place un mécanisme de type auto-sélection comme en assurance avec un paiement forfaitaire/exonération sur les contributions sociales de l'entreprise. Par exemple, il existe de nombreux cas où l'entreprise, lors de sa création, doit effectuer un paiement forfaitaire à l'Urssaf avant même d'avoir généré un centime de bénéfices. Ceci pourrait par exemple être modulé selon que le type d'emploi créé est en CDI ou non.
Enfin, indépendamment de Coase, chez Economiam, on pense qu'il faut maintenir le Compte Personnel d'Activité (CPA) qu'introduit la loi El Khomri. Ce compte a pour but de rendre plus portables un certain nombre de droits (retraite, etc.) lors de changements d'emploi, ainsi que de développer un droit à la formation tout au long de la carrière. Ceci est une modernisation claire, qui tient compte des parcours non-linéaires qui sont de plus en plus la norme, même si seule l'expérience nous dira si ses modalités sont efficaces. En résumé, la loi El Khomri est un début mais il reste beaucoup de chemin à faire !

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1. Au sens où est établi d'un contrat qui organise l'échange entre force de travail et rémuneration.
2. Pour cette dernière, cela pose évidemment la question de savoir comment recouvrer cette taxe lorsque les entreprises licencient à cause de problèmes de trésorerie pour plus de détails, voir p24-25 du rapport Blanchard-Tirole.