Travailler moins pour gagner plus ?
On rappelle souvent que dans les années 30, Keynes projetait que la semaine de travail diminuerait au point de durer à peine 15h d'ici à 2030. A 14 ans de l'échéance, le monde du travail en France ne ressemble pas à ce qui était attendu : certains travaillent trop et ne peuvent prendre tous leur congés, d'autres sont fondamentalement insatisfaits de leur boulot, et une trop large proportion est sans emploi de façon persistante. Qu'auront donc apporté les 35h pour réaliser la vision de Keynes? Et faut-il les détricoter ou les sanctuariser ?
D’abord rappelons le principe simple qui a motivé la mise en place des 35 heures : si on suppose qu'il y a un stock d'heures travaillées fixe en France, alors la réduction de la durée maximum du travail permettrait de partager ces heures avec les sans-emplois. Pour illustrer ceci, si une entreprise a besoin d'employer 100 heures de main d'œuvre, elle peut, à l'extrême, soit employer une personne 100h ou employer 100 personnes une heure chacune. Pour un bon résumé de cette vision, voir ici.
Homo economicus des 35h
Malheureusement cette vision est un poil simpliste ne tient pas compte de la façon dont les entreprises et les travailleurs vont modifier leur comportement face à changement de règle.
En effet, il y a un certain nombre de frictions auxquelles se heurtent cette théorie :
- Premièrement, la productivité n'est clairement pas figée, c'est-à-dire que pour une quantité d'heures données, la production d'un même travailleur ne sera pas toujours la même. En effet, la productivité peut varier de façon temporaire (selon la motivation de l'employé ou encore selon le carnet de commande de l'entreprise), ou bien changer de façon permanente (avec par exemple l'évolution des procédés de fabrication). C'est ce qu'on appelle la marge intensive.
- Ensuite, la durée légale du travail en France n'est pas un maximum absolu, mais plutôt un seuil de déclenchement des heures supplémentaires. Par conséquent, divers mécanismes (heures supplémentaires, congés non pris...) font que nombre de gens travaillent normalement plus de 35h1. C'est ce qu'on appelle la marge extensive.
- En poussant la logique à son extrême, vu que le taux de chômage s'exprime par rapport à la population active (c'est-à-dire l'ensemble des personnes qui ont un travail ou en recherchent un), on pourrait aussi aussi attaquer le problème en réduisant la taille de cette dernière. Mais ceci nous amène à des considérations erronées telles que "les étrangers prennent les jobs des français" ou "les femmes devraient rester à la maison car elles prennent les emplois des hommes". En effet, il y a un effet global, dans lequel le travail crée de la richesse qui crée de l'emploi et ainsi de suite, qui fait que ce genre de réflexion de premier ordre n'a pas de sens.
- Il y a aussi d'autres considérations plus marginales mais tout aussi concrètes. Par exemple, dans l'illustration que nous avons utilisée plus haut, gérer cent employés n'est pas pareil que d'en gérer un seul. Il y a donc une augmentation des coûts de gestion du personnel qui est un frein au partage strict du travail. Et par ailleurs, la répartition des horaires de travail peut être envisagée pour des tâches qui peuvent être découpées (travail à la chaîne) ou substituables (caissier, call center). Mais sur des missions de projets, par exemple en informatique, dans le relationnel ou dans le management (vous imaginez un chef différent chaque jour de la semaine?), il faut de la continuité sinon il y a clairement une perte d'efficacité et de qualité qui est là encore un frein au partage du travail.
La pratique des 35h
Nous avons jusqu'ici tracé à grands traits certains facteurs qui peuvent entraver la réalisation parfaite du partage du temps de travail dans le but de réduire le chômage. Examinons maintenant quelles ont été les conséquences du passage de la semaine de 39h à celle de 35h, en rappelant tout d’abord quelques faits :
- Dans de nombreux cas (au moins pour les employés en CDI), la réduction du temps de travail ne s'est pas traduite par une réduction des salaires. C'est le fameux concept des 35 heures payées 39. Ceci devrait logiquement avoir un effet négatif sur l'emploi en raison de l'augmentation du coût du travail.
- La mise en place des 35h s'est accompagnée de réductions de charges patronales sur les bas salaires et de limitations sur les heures supplémentaires, ce qui est censé avoir un effet bénéfique sur l'emploi
- Les négociations collectives ont mené à l'adoption accrue de dispositifs de flexibilisation du travail tels que le Compte Epargne Temps, le forfait cadre et la modulation de la durée du travail, ce qui est aussi censé avoir un effet bénéfique sur l'emploi
Un choix de société
Par conséquent, chez Economiam, vu l'impact plus qu'ambigu des 35h sur le chômage, on pense que c'est avant tout un choix de société sur le temps que nous voulons passer au travail. Certes, les économistes prennent position, comme Artus, Cahuc, Zylberberg dans leur rapport au Conseil d'Analyse Economique : « ce rapport préconise que la législation du temps de travail en reste à ces deux objectifs originels : protéger les travailleurs [de l'exploitation] et favoriser la coordination des emplois du temps. » Mais le choix de savoir combien de temps nous devons travailler reste profondément entre nos mains comme le rappelle Jean Tirole dans son livre récent Economie du bien commun : « Entendons-nous bien : les économistes ne prennent jamais parti sur la question de savoir si l’on devrait travailler 35, 18 ou 45 heures par semaine. Il s’agit là d’un choix de société…et des personnes concernées. »
Il faut cependant bien garder à l'esprit que ce choix doit mettre en balance ses coûts et ses avantages. Au rayon des avantages, on pourrait envisager un idéal à la Piketty comme dans son livre Le Capital au XXIe siècle, dans lequel le temps libre permet de se consacrer à son édification personnelle et à sa santé. Ca sonne complètement bobo Rive Gauche mais il y a là quand même un point important : celui de l'insatisfaction au travail. Clairement, certaines personnes travaillent trop, tandis que le chômage de masse crée pour d'autres de l'anxiété et les pousse dans des jobs qu'ils détestent. On pourrait espérer que le choix collectif de passer moins de temps au travail augmente le bien-être général d'une part, et qu'il y ait moins de démotivation et donc augmente la productivité d'autre part. Mais il y a pourtant bien des coûts à choisir de travailler moins et de partager le temps de travail :
- En premier lieu, il y a souvent beaucoup de pression au travail car les travailleurs (souvent des cadres ici) disposent de moins de temps pour effectuer les mêmes tâches.
- Ensuite, si l'on tient compte du désir de la majorité des français de travailler moins, on voit que la réduction du temps de travail mène naturellement à la réduction du nombre global d'heures de travail (et non simplement à sa redistribution à niveau constant, qui est la prémisse que nous avons suivie jusqu'ici). Mais il faut alors voir que moins de travail veut dire moins de revenus à productivité constante. Pour maintenir notre niveau de vie et notre position dans le monde (dont on entend beaucoup les gens se plaindre), il faut alors choisir des politiques économiques en conséquence, pour essayer d'augmenter la productivité pour compenser la perte de revenus. Cela suppose:
- Soit d'augmenter l'intensité du travail mais donc potentiellement le stress au travail comme nous en avons parlé
- Soit de monter en gamme, mais il faut alors augmenter le niveau de formation de l'ensemble des travailleurs et donc un programme ambitieux de formation initiale et continue
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1. On trouvera une exposition plus longue de ces deux premiers points dans ce rapport d'Artus, Cahuc et Kramarz
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